Suffit-il parfois d’attendre que les choses se retournent pour les voir apparaître sous leur meilleur jour ? Violaine venait de faire demi-tour, offrant un jeans bombé d’amour.
Qu’on me comprenne bien, ce n’était pas, une vision réductrice, voire machiste, des femmes. Celle-ci était même intelligente, qui plus est, et dûment pourvue d’un cœur. Je veux dire par là, qu’elle avait surtout une intelligence de cœur. Quoique, très complexe. Passons.
Un prénom, est-ce prémonitoire ?
Violaine, ça m’avait tout de suite fait penser à violence, à viol. C’est bizarre, les mots.
J’ai cru longtemps que j’avais des tendances sadiques. L’autoritarisme (sans aller jusqu’à la brutalité) dont je fais souvent preuve lors de mes étreintes ; la propension à agripper les parties charnues de ma partenaire. Mon goût immodéré pour les histoires de viol. Toute évocation, verbale, journalistique, littéraire ou cinématographique d’une femme en proie aux assauts d’un ou plusieurs mâles avait sur moi un effet certain. Tout restait dans l’ordre du fantasme, ou plutôt de son savant désordre.
L’idée d’humilier, de passer à l’acte, de faire mal, de réduire une femme aux orifices, ne me convenait pas. Ça m’attristait davantage.
J’ai rencontré Violaine dans un bar à concert très « musique du monde ». Situé tout au bout d’une plage. L’Astrakan café. Un endroit inoubliable. Comme tous les endroits qu’on ne veut pas oublier. L’arrière-salle du bar était joliment aménagée et tenait lieu de salle de concert intimiste. Des groupes musicaux, parfois connus, aux consonances latines, arabes, asiatiques, hindoues ou corses.
Violaine était étudiante. Plutôt mignonne, pas à en crever, faut pas exagérer, mais d’une beauté à vous suggérer un envol, sans jamais vraiment décoller. Violaine avait la tête solide sur ses épaules et poursuivait, avec brio, des études de droit européen.
Violaine était une distinguée héritière de la bonne société. Vieille famille royaliste. Fortunes immobilières effritées, mais avec de beaux restes encore très confortables.
Une jeune femme originale. Hors norme. Elle s’arc-boutait sur des vieux principes délicieusement démodés, dirons-nous.
Elle poussait, en particulier, la virginité en une sorte de symbole suprême d’élévation intellectuelle. L’hymen étant une icône, un étendard qui s’élevait au-dessus de la consommation sexuelle galopante. Qui n’était, selon elle, qu’une frénésie vulgaire, déclassée, basse, appauvrie. Sans noblesse, disait-elle.
Violaine n’avait rien d’une godiche coincée. Elle était éperdument « romantique ».
Mais le « romantisme », c’est comme la perversion : un délicat ressort d’horlogerie qu’il ne faut jamais remonter à fond, sous peine de bloquer définitivement son mécanisme.
Il n’y avait pas vraiment d’escroquerie morale en elle, j’étais simplement son petit jouet.
Les interminables séances de flirt qu’elle me faisait subir, me chauffaient à blanc, à force de s’arrêter « au bord de la falaise », ma libido s’enfiévrait de pensées, disons, dangereuses.
Les meilleurs raffinements, c’est comme la meilleure cuisine, ils ne doivent pas être consommés au quotidien. C’était un des principes tacites de cette jeune femme, déjà très habile d’arguments, pour son âge. On ne se voyait pas plus de deux fois par semaine.
Au bout de six mois, Violaine poussait toujours la perversité jusqu’à accepter de laisser non seulement mes doigts tremblants, mais aussi ma verge caresser le bord de son sexe. Elle tenait mon pénis d’une poigne décidée. Contrôlait, au centimètre près, l’approche du gland qui agaçait son clitoris, puis s’en chatouillait le périnée, les petites lèvres.
J’étais au-dessus d’elle. Sur mes mains. Les coudes tendus. Un point d’équilibre insoutenable. Je vibrais de surexcitation et la mordais partout, en lui suçant le bout des seins.
Même si, parfois, dans une concession extrême, Violaine m’autorisait à la pénétrer de quelques centimètres, je me devais de ne pas aller plus loin. Ça devenait très frustrant.
Violaine, me conférait, avec subtilité, une sorte de statut d’écrivain capable de comprendre, et surtout d’apprécier, à sa juste valeur, le sens profond de sa démarche esthétique.
Une virginité brandie, rendue inaccessible au dernier moment, dans un entêtement élevé en art. Elle avait mis au point une mise en scène, faite de gestes, de feintes, de paroles et de silences. Un tout, qui me faisait croire dur comme fer, que la prochaine fois, on irait jusqu’au bout. C’était machiavélique.
Une nuit d’été, après un restaurant, nous nous sommes retrouvés sur la banquette arrière de sa vieille Saab. Nous étions parvenus au stade ultime de notre rituel. Quand dans une rage que je n’avais pas vu venir moi-même, j’avais agrippé ses chevilles pour les porter sur ses épaules, en laissant mes 80 kilos s’effondrer sur elle. Je m’enfonçais, pour la première fois, dans l’intérieur de son sexe éminemment chaud, souple et humide. Violaine s’était débattue avec fureur. Ses ruades désespérées se heurtaient aux éléments étroits du décor. Son opiniâtre résistance n’avait fait que décupler ma force, mon endurance et ma maîtrise. Car je tenais là ma vengeance. Et j’étais resté glorieusement tout au fond d’elle, le plus loin possible, en butée.
Il n’y avait pas eu de sang sur le lycra blanc et transparent de sa culotte. Ni sur moi, ni sur la banquette de cuir. Je me demande encore aujourd’hui, si je n’avais pas été dupe jusqu’au bout. Le doute subsiste.
De retour dans ses vêtements, recoiffée sommairement, elle avait fait preuve d’un calme inattendu. Ni reproches ni larmoiements. Rien. Elle conduisait lentement, elle semblait si paisible. Trop. Un relâchement étrange.
Le lendemain, j’étais invité par un libraire à Jehay-Bodegnée, pour y présenter mon dernier livre. Jehay-Bodegnée était un bled perdu. J’allais sans doute me retrouver devant deux pelés et trois tondus, mais c’était le village natal de Zénobe Gramme. Célèbre électricien belge (1826-1901). Inventeur de la première dynamo-électrique industrielle. Une machine capable de transformer l’énergie mécanique en énergie électrique, sous forme de courant continu. Zénobe était aussi connu pour son bon sens et son franc-parler. On lui doit cette célèbre maxime : La femme est sinusoïdale.
Allusion au caractère cyclique des humeurs féminines. En référence au sinus qui, comme chacun le sait, en mathématiques, est le rapport au rayon OA de la perpendiculaire MP abaissée d’une des extrémités M d’un arc AM sur le diamètre qui passe par l’autre extrémité de cet arc.
Vous comprendrez que je n’avais nulle envie de mourir la veille d’une telle épopée dans le berceau historique de la dynamo !
Violaine conduisait avec un seul doigt sur le volant. Prête à braquer net pour nous fracasser contre un mur. Elle avait ce sourire très ambigu que je ne lui connaissais pas, limite folle.
Je n’étais pas très à l’aise. En sortant d’un tunnel, Violaine avait fait tanguer la voiture, mollement. Des légers coups de volant à gauche, à droite. Je ne bronchais pas. Je le savais, le moindre petit commentaire aurait pu provoquer une catastrophe. D’autant que Violaine accélérait, par petits paliers imperceptibles.
Je m’efforçais de ne rien montrer. J’avais des picotements d’angoisse dans les tempes. La voiture tanguait, de plus belle. La roue avant droite avait même heurté une bordure. L’onde de choc avait provoqué une sacrée embardée.
Sur le boulevard bordé de grands arbres aux troncs effrayants, dont certains étaient plus vieux que le siècle, quelques piétons noctambules estomaqués nous regardaient zigzaguer.
Je ne bougeais pas sur mon siège. Ma ceinture était bouclée. J’avais la bouche sèche. Un coup d’œil sur le tableau de bord : la Saab, rappelons-le, n’était pas d’un modèle récent, et elle n’était pas équipée d’airbags.
Pour la première fois, je me disais : Il faudra un jour songer à ton inscription tumulaire.
Ci-gît… et puis non. Plutôt du latin. Sur une tombe, ce sera plus classe.
Un truc de Virgile ? Labor omnia vincit Improbus (Un travail opiniâtre vient à bout de tout). On vient à bout de tout, même de la virginité de Violaine…
De penser, de la sorte, à une éventuelle épitaphe, ça m’aidait à rester calme. D’autant que la Saab frôlait les 120 Km/h. Une vitesse très excessive pour une caisse aussi pourrie.
Peut-être une strophe d’Ovide, dans l’art d’aimer ? Ignoti nulla cupido (On ne désire pas ce qu’on ne connaît pas). L’indifférence naît souvent de l’ignorance.
Les platanes défilaient. Leurs troncs chaulés de blanc pareils à des cibles allumées sur le bord de la route. Bordel, ça n’en finissait plus.
Comme si de rien n’était, Violaine s’était arrêtée juste au bas de mon immeuble, sans prononcer une seule parole. L’air impassible.
J’aurais aimé lui dire que je l’aimais bien, telle qu’elle était. J’aurais voulu la cajoler, la prendre dans mes bras, avec l’intensité impérieuse des aveux qu’on ne formule pas.
Je n’ai plus jamais revu Violaine.
Je ne sais pas si elle a continué à lire mes livres. Je passe de temps à autre devant son cabinet d’avocat. Sans oser m’arrêter.