La Nuit, par Serge Joncour

Carte blanche de Serge Joncour

Oui je t’assure, d’ailleurs tu le sais, j’en ai trompé des heures dans le projet flou des trottoirs, les soirs de pluie, j’en ai vu passer des heures sur ces miroirs du ciel foulés, je l’aurais vu plus d’une fois le reflet des pantalons blancs que je mettais, et crois-moi, c’est pas seulement la solitude qui me pousse parfois dehors la nuit, à me perdre dans le laqué des évasions vagues, c’est pas seulement la solitude qui veut ça, c’est aussi le goût de voir, sortir par précaution, dans l’idée de ne rien rater. Voir quoi tu me diras, le spectacle est toujours le même, après une certaine heure tu le sais bien, l’improbable est couru d’avance, des mecs qui se remplissent ou qui se foutent sur la gueule, des nanas qui te tapent dans l’œil mais auxquelles tu ne parles pas, la fauche, la fuite, la dope, la course à l’émotion forte, puisqu’il fait nuit on se lâche, y’a de la désolation dans tout ça, y’a comme un goût de fuir sous la grande bâche des conneries qui se font tard. La nuit tu le sais comme moi, y’a des hommes qui chantent et des femmes qui dansent, y’a des emballements qu’en finissent pas de durer, y’a des mots plus haut que les autres et des musiques qui recouvrent le tout, y’a des tas de gens qui gambadent dans la trop belle idée qu’ils se font d’eux, alors évidemment y’a des déroutes qui se croisent, des désillusions qui s’élisent, et ça se remet à boire autour de ce projet là, de se raconter, autrement, mais pour le coup vraiment, autrement qu’on ne l’est, on se la raconte un peu et on fini par y croire. Le danger se serait de trop en dire, ou que la lucidité revienne d’un coup, de se retrouver déstabilisé au détour d’un propos banal, le prendre mal, se balancer des mots avant d’empoigner les verres, d’autant qu’il y a toujours une heure, trop tard, où on finit par tout prendre mal, que ce soit les autres ou soi-même, on le prend mal, que ce soit la vision de sa propre déroute ou ce mal de tête qu’on se prépare pour le lendemain, on le prend mal, que ce soit ces regards aux filles qui ne répondent toujours pas, toutes ces jupes qui énervent à force de passer, on le prend mal, que ce soit la musique pas assez bonne, ces doses de quoi que ce soit qu’en finissent pas de désamorcer le chemin du retour, une furieuse retombée, on prend tout mal, même un regard, le regard d’un homme qu’on connaît ou pas, de travers ou pas, on le prend mal. Crois-moi y’a des heures qui rendent con, surtout les gars bien disposés déjà, les hommes plutôt que les femmes, à croire qu’elles poussent jusque-là l’élégance, pour celles qui en ont, de s’arrêter juste avant de basculer dans le minable, de garder pour elles-mêmes les pires côtés de soi, sûrement plus pudiques dans l’autodestruction.
On le sait tous qu’à rentrer trop tard, on prend le risque de tomber sur un aspect de soi qui ferait mal au moral, un rien entamé, pas trop cohérent, survolté, c’est d’ailleurs pour ça qu’on y va, qu’on y retourne soir après soir, qu’on cherche à se voir à cette lumière-là, qu’on cherche à prendre de ses propres nouvelles, voir comment on se porte, de l’autre côté du miroir, à l’envers du convenu. Y’a pas de mal à s’en faire, du moins tant qu’on ne tape pas trop fort dans la pension, le peu de rétribution qu’on soutire du monde, au-delà de ça, ce serait sombrer dans le déraisonnable, les solutions dangereuses, voler, braquer, dealer, au mieux ne faire que subtiliser, receler ou transbahuter, tout ça ce serait malgré tout s’exposer à des peines, et de la peine on s’en fait déjà assez comme ça à soi-même, sans parler des autres, à croire que pour certains on ne soit né que pour ça.
Alors à cause de tout ça, par peur de trop brutalement changer, je ne veux plus sortir, ça fait perdre des amis c’est sûr, mais on y gagne une tranquillité d’âme, ça repose le corps sans trop réjouir l’esprit. Pourtant y’en a toujours qu’insistent, qui savent trouver les mots pour te bouger de chez toi, qui t’harponnent sous le propos du détour. Le grand Patrick en particulier, surtout c’est un gars qu’a le détour facile, du genre à venir te chercher en bas de chez toi et à se planter au ralenti, un quarantenaire en plein divorce depuis toujours, toujours pas détaché de cette femme avec laquelle ils se font souffrir. Quand il klaxonne en dessous de la fenêtre, c’est qu’une envie de parler le démange, faut qu’y m’emmène, faut que je l’accompagne dans ces rizières à emmerdes que sont les bars à bières du côté de Pigalle, des décors fraîchement rustiques, plantés de santés qui se détruisent, la moquette sale sauvée par l’éclairage blafard, un tas de mégots et de serments crachés qui t’assouplissent le pas. Lui, la bière il aime ça, il la commande dans des grands verres avec poignée, faut voir comme il te soulève ça, avec un entrain d’attraction de fêtes foraines, illuminé comme un gosse, et quand il la boit c’est comme un plongeon à l’envers, c’est le liquide qui lui tombe en dedans et c’est le sourire qui l’éclabousse. Là-dessus il se plante de suite une cigarette dans la voix, il aspire une grande bouffée mais ne recrache rien, pas un soupçon de tabac qui ressort, seulement dans sa phrase d’après y’a de la fumée en plus de la colère, ça fulmine de partout, souvent à propos de cette vie toujours pas quittée, cette femme fantôme de sa jeunesse, et de cette obstination qu’ils ont tout deux à bien se détruire, à s’écorcher de rancune, comme résolus qu’ils sont à se regretter sur place, à se lamenter d’être toujours là. Là-dessus il venge un petit flottement de mélancolie en rallumant bien vite une nouvelle cigarette, pour un gars qui fume pas ça fait deux, de toute façon c’est couru d’avance il s’enverra le paquet dans la soirée, y se prépare ses remords pour le lendemain… Pas grave, c’est vrai que sur le coup ça fait du bien de parler dans sa fumée, de boire dans ses paroles, de s’écouter dans l’écho de son verre, ça rempli d’une volupté dont on ne se croyait plus capable. Tu me diras c’est du bonheur qui dure pas longtemps, au bout de deux heures le grand Patrick a déjà le sourire qui suinte, l’a le regard qui s’abreuve dans l’ailleurs, les réponses qui dérapent avec ça, des phrases comme des doigts qui claquent, des tirades finement pêchées, entre deux savonnages, parce que la langue au bout d’un litre ça finit par peser, même remonté par le liquide, les aveux ça finit par te sécher. C’est tout le problème de la griserie, elle ne se vit bien que dans l’élan, au-delà c’est de l’entêtement, une puérilité d’adulte.
C’est là que le grand Patrick bascule de l’autre côté de son regard, il va rejoindre ces forêts de mots qu’à longueur de journée on se tient à soi-même, face à moi il chavire dans l’abstrait. Alors c’est là qu’une pudeur désuète me taraude, je lui pose des questions pour bien lui montrer que j’ai pas perdu le fil, que depuis le début j’écoute. Pour trente secondes ça le réconciliera avec l’humain. Il dira même que je suis un mec bien, parce que c’est toujours plus flatteur de s’épancher devant un mec bien plutôt qu’un naze. D’un seul coup on sera proche comme jamais ; comme un frère encore une fois. Après deux heures du mat les fraternités prennent vite. Là-dessus je lui propose un dernier verre alors qu’on n’a plus soif depuis longtemps, et le temps que le serveur débarrasse les verres vides et reprenne la commande, ça recréera un petit espoir, la satisfaction au moins de voir arriver quelque chose de neuf et de frais, avec sur les verres les gouttelettes d’une toute jeune rosée. C’est toujours gratifiant de recommander un dernier verre. Pour un temps on se croit encore un pouvoir sur les choses, on mesure que le monde réagit toujours à ce qu’on lui demande.
Mais l’illusion ne durera pas longtemps. A ce stade-là de la non-soif la bière soulève le cœur un peu, les décilitres comptent double. Le grand Patrick se donnera le coup de grâce en me posant la question de savoir comment ça va moi, la chose à ne pas faire pour un gars comme lui, qui ne va déjà pas bien. C’est pour ça que je ne lui répondrai pas. Comme on dit, je suis chrétien. Je suis chrétien dans l’idée que ces gens-là n’accablent pas davantage les autres qu’il ne le sont déjà.
Je sais ce qu’il ressent, à moi aussi il m’est arrivé de boire et de mettre à parler, et c’est vrai qu’à un moment tu t’en veux. C’est là qu’au détour d’un coup d’œil à la montre tu te réalises là, avec devant toi le tas de petites misères que tu as dites, t’as comme une envie de remballer les gravas, dire que tout ça ce n’est pas toi, de faire en sorte que ce ne soit pas vrai. Tu t’es mis à parler, ami, tu m’en voudrais de t’avoir écouter mais je t’en veux pas.
Dehors, la nuit continue le sortilège facile de balader les ombres, elle continue de débaucher les gars, de leur souffler les conneries à faire avec ce qu’il faut d’astuces d’enseignes et d’éclairages, mais sur nous deux elle ne peut plus rien, elle n’insistera pas, d’ailleurs on mettra même nos ceintures de sécurité pour rentrer.

Maître Nemo largue les amarres, par Emmanuel Pierrat

17/01/2003

Diamant, par Anna Rozen

17/01/2003