La qualité principale des censeurs tient à leur obsession. Les plus grands pourfendeurs de la littérature érotique ont toujours développé un goût très particulier pour la bibliographie, mais aussi pour la conservation méticuleuse des pages et gravures licencieuses.
Dès 1546, Charles-Quint fait dresser, par l’université de Louvain, le premier Catalogue des livres dangereux. Pie IV, quant à lui, fait établir la Liste des livres défendus. Les Index librorum et prohibitorum deviendront en eux-mêmes un type d’ouvrages recherchés des collectionneurs. Car le propre de ces recensions est de reproduire ad libidum les intitulés les plus audacieux. Quelques pages du catalogue des livres de l’Enfer de la Bibliothèque nationale en témoignent : se succèdent Orgie soldatesque ou la Messaline moderne, Orgies à bord d’un yacht, Les Orgies de Bianca la belle voluptueuse, Orgies de jeunesse, Les Orgies d’une fille d’amour, L’Origine des cons sauvages, etc.
Qui aime bien châtie bien. Le sens de la compilation et de la litanie n’est souvent que le reflet du trouble ou du désarroi des censeurs. Le statut du livre érotique, conservé mais interdit, est révélateur des rapports troublés qu’entretiennent la loi et la sexualité.
C’est ainsi que la Confession de Mademoiselle Sapho ou La Secte des anandrynes, qui est tenu pour un classique de la littérature lesbienne, est attribuée par les commentateurs les plus autorisés à la plume de Matthieu-François Pidansat de Mairobert. Celui-ci était par ailleurs censeur royal… Il a fini par être accusé de fournir des pamphlets à la presse de Londres à partir des textes dont il pourchassait par ailleurs la diffusion. Ce personnage se serait tué dans son bain en 1779, pour échapper à une arrestation imminente.
La première politique systématique de censure fut érigée par une loi de 1819 qui fustige « tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes mœurs ». Cette disposition, pour le moins amphigourique, fut redoutablement appliquée, au point de pourchasser ce que la fin agitée du XVIIIe siècle et la relative permissivité de la Révolution avaient laissé publier. Les victimes de cette loi sont encore célèbres aujourd’hui : Les Chansons de Béranger comme La Guerre des dieux de Parny connaissent leur première interdiction en 1821. En 1822, ce furent Le Chevalier de Faublas, de Louvet de Couvray, qui avait pourtant été publié régulièrement depuis 1787, et les Chansons de Piron. En 1824, la police poursuit soudainement Les Liaisons dangereuses ! En 1826, Erotika biblion, de Mirabeau, et Les Divinités génératrices du culte de Phallus chez les anciens et les modernes, de Dulaure sont visés à leur tour. En 1852, Le Sopha de Crébillon fils, et Les Bijoux indiscrets, de Diderot, sont rattrapés par le Second Empire, etc.
C’est dans ce climat particulier que se serait structuré l’Enfer de la Bibliothèque nationale, les uns — et notamment Apollinaire — datant sa naissance du Consulat, les autres — tel Pascal Pia — rattachant sa création aux dernières années du Second Empire.
Car les censeurs ont toujours pris le soin non seulement de mettre en fiches, mais aussi de rassembler et de conserver l’objet de leur fureur. Le Supplément du Grand Dictionnaire universel de Larousse précise qu’ « il existe à la Bibliothèque nationale un dépôt qui n’est jamais ouvert au public : c’est l’Enfer, recueil de tous les dévergondages luxurieux de la plume et du crayon ».
Il existe d’ailleurs un modèle mythique à ce type d’Enfer : tous les amateurs de curiosa savent que la plus impressionnante et la plus ancienne des collections de porn books est conservée à la Bibliothèque vaticane. Mais il est aussi un Enfer, dénommé Réserve spéciale, à la Bibliothèque de l’Arsenal, un Private Case à la British Library, une section réservée à Saint-Petersbourg… D’autres Enfers, moins connus, survivent en parallèle. En atteste une petite fiche cartonnée, trouvée dans ce volume qui dormit quelque temps dans les rayonnages de la préfecture de police : « ouvrage intitulé Etude de la flagellation à travers le monde, saisi au cours d’une descente de police opérée le 23 octobre 1903 dans la maison de rendez-vous exploitée par une née Leclerc rue Lamartine 46″.
Pascal Pia avait relevé, en préface à son célèbre volume bibliographique, intitulé Les Livres de l’Enfer : « qu’il y ait un enfer des imprimés, cela donne presque à rêver, même à qui ne lit jamais. Le feu est l’un des éléments de la mythologie du livre. Le calife Omar passe pour avoir fait incendier ce qui restait de la Bibliothèque d’Alexandrie après les ravages qu’y avaient provoqué deux cent cinquante ans plus tôt les brandons allumés par les légionnaires romains. Durant des siècles, les écrits condamnés par un tribunal ecclésiastique ou par une cour de justice ont été brûlés, et parfois brûlés avec leur auteur ou avec un mannequin le représentant, si le coupable était en fuite ».
Pascal Pia affirme que l’accès à ces volumes n’a jamais été plus difficile que celui des autres livres rares et précieux de la Réserve ; ce qui demandait toutefois le visa d’un bibliothécaire. Il reconnaît que les requêtes des érudits, pourtant déjà triés sur le volet de la recherche scientifique et universitaire, étaient examinées « avec une certaine circonspection ».
En la matière, la discrétion et la retenue sont de mise : « dans ce livre, destiné uniquement aux prêtres et aux diacres, nous avons essayé de recueillir ce que les prêtres ne peuvent ignorer, sans danger, au confessionnal et ce qui ne peut être développé dans les cours publics des séminaires, ni confié décemment et indistinctement aux jeunes élèves. » C’est sur cette mise en garde que Monseigneur Bouvier commence son très explicite Manuel secret des confesseurs, où il passe en revue, selon une hiérarchie clairement justifiée, l’ensemble des turpitudes qui, aux yeux de l’église, peuvent saisir les fidèles et qu’ils avouent à confesse. Il a même été soutenu que certains auteurs de tels manuels ou catalogues infernaux avaient choisi de s’asseoir nu sur un banc de pierre pendant leur rédaction et changeaient de place en cours de travaux pour se refroidir les sens…
Les Enfers contiennent ainsi, au gré des législations, des modes et de la répression, des ouvrages en plus ou moins grand nombre sur l’adultère, la sodomie, la zoophilie, la pédophilie, le lesbianisme, la nécrophilie, la coprophagie, la scatophilie, le fétichisme, le triolisme, l’échangisme, le sado-masochisme, etc.
Mais tous les livres de l’Enfer ne mettent pas le rose aux joues ou ne se lisent pas que d’une main.
Les Enfers recèlent aussi des livres dont seul le titre peut paraître érotique. Sur les 1700 livres de l’Enfer de la Bibliothèque nationale, figurent bien entendu nombre d’ouvrages condamnés. Certains l’ont été cependant « par défaut », car l’éditeur et l’auteur, anonymes, étaient introuvables et n’ont donc présenté aucune défense. Ces piètres succédanés de libertinage ne méritaient ni la sentence ni l’Enfer.
Ils voisinent parfois des livres qui n’ont jamais été condamnés, car il y a toujours eu, en pratique, une certaine tolérance pour les ouvrages scientifiques destinés au public restreint des chercheurs. Les éditeurs ont su en profiter et les albums sur l’anatomie ou le sport antique ont fleuri au début du siècle. Fernand Fleuret, comparse de Pascal Pia, édite ainsi en 1920, des recueils sur Les Procès de sodomie aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ou encore Les Procès de bestialité.
Les conservateurs de l’Enfer ne s’y sont pas trompés. Ils ont mis la main sur des livres puissamment érotiques, malgré leur apparence historique ou scientifique. L’érudition et le retour aux classiques est un autre artifice très répandu. En 1916, Guillaume Apollinaire – qui fut aussi éditeur, préfacier et traducteur de curiosa, et avec Louis Perceau et Fernand Fleuret, bibliographe de l’Enfer, en 1913 — publie Les Tendres Epigrammes de Cydno la lesbienne, « Traduites du néo-grec, avec une vie de la poétesse par Ibykos de Rhodes ».
La pornographie « lesbienne » est sur-représentée dans les Enfers. Car il s’agit là d’un ressort couramment et depuis longtemps utilisé par les érotomanes masculins. Les bibliographies spécialisées égrènent Les Deux gougnottes d’Henry Monnier (1864), Lesbia, maîtresse d’école, (1890), Voluptés bizarres et Chaudes Saturnales de Georges de Lesbos (1893), Julia la gougnotte, (1894), Les Emotions de Suzette (1894), Sœur Paloma la gougnotte, (1895), La Louve de Le Nismois (1899), etc.
Figure encore en Enfer une très large collection de pamphlets révolutionnaires. En 1789, paraissent La Messaline françoise ou Les Nuits de la duch… de Pol…ainsi que L’Autrichienne en goguettes ou l’orgie royale, qui met en scène une reine bisexuelle. En 1790, sortent Les Enfants de Sodome à l’Assemblée nationale, etc. S’y adjoignent, des mêmes veine et époque, les « listes » de noms et d’adresses, qui sont les premiers véritables guides roses, tel que L’Almanach des demoiselles de Paris, publié, en 1791, « A Paphos, de l’Imprimerie de l’amour ». Ces textes servent notamment à dénoncer la noblesse et le clergé, dont on dit clairement qu’ils seraient les grands organisateurs et bénéficiaires du commerce de la prostitution. Des noms célèbres sont donc cités au gré des listes et les règlements de compte plus ou moins avoués vont bon train.
L’iconographie n’est pas absente des Enfers. Elle accompagne nombre de livres, qu’ils soient de fiction ou scientifiques, comme les couples de femmes imaginés par Achille Deveria ou les planches du De figuris Veneris de Forberg. Des dessins rendent parfois pornographique un ouvrage dont le texte est relativement pudique. Les planches illustrations circulent parallèlement aux romans de Genet ou de Cocteau.
Les Enfers sont aussi un recensement de grands écrivains, qui ont presque tous essayé le genre érotique, avec plus ou moins de clandestinité et de bonheur. L’Enfer de la B.N. conserve Les exploits d’un jeune Don Juan et Les Onze Mille Verges de Guillaume Apollinaire, l’Arétin (pour de nombreuses éditions de ses Ragionamenti), mais aussi Jean de Berg (c’est-à-dire Catherine Robbe-Grillet, pour L’Image, illustré d’un frontispice de Bellmer), Crébillon fils, Théophile Gautier, André Hardellet, Hoffmann, Marcel Jouhandeau, Paul Léautaud, Guy de Maupassant, Henry Miller, Andréa de Nerciat, Théophile de Viau, etc. L’Enfer, c’est le Lagarde et Michard du sexe. On y trouve même Alfred Jarry, pour Les Silènes, sans doute écrit par Pascal Pia lui-même, qui tout en ayant été le plus sérieux des bibliographe de l’Enfer y règne aussi comme auteur, traducteur, éditeur, préfacier…
Un des livres les plus représentés est sans doute Gamiani ou deux nuits d’excès écrit par Alfred de Musset, en 1833, l’année même des Caprices de Marianne, constamment réédité et recueilli dans l’Enfer. Il y côtoie les ouvrages des petits pornographes multirécidivistes que sont Le Nismois, Grimaudin d’Echara, Alphonse Belot, ou même Pierre Mac Orlan, dont des dizaines de titres occupent les rayons.
Les Enfers permettent de constater que la littérature érotique n’a jamais été aussi intéressante, inventive et écrite que lors des plus intenses périodes de répression. Les très victoriens Ma Vie secrète et Les Mémoires d’une puce, qui sont la traduction de textes anglais originellement édités, sous le manteau, à Londres, en 1881, en constituent de bons exemples. Ce dernier récit repose d’ailleurs sur le principe déjà bien connu du témoin involontaire, placé au cœur de l’action. Un tel procédé a donné plusieurs de ses meilleurs ouvrages à la littérature de l’Enfer, des Bijoux indiscrets au Sopha, en passant par Le Canapé couleur de feu, l’Histoire d’un godemiché ou encore les Mémoire d’une petite culotte.
D’autres sont en revanche étrangement absents des Enfers. Ce ne sont donc pas des catalogues ou des conservatoires parfaits. Il n’est d’ailleurs pas certain, s’ils étaient encore aujourd’hui ouvertement en fonction, qu’y rentrerait la production contemporaine. S’il est fort à parier que La Vie sexuelle d’un plateau de fruits de mer de Jean-Pierre Otte, celle de Catherine Millet ou le Baise-moi de Virginie Despentes seraient immédiatement intégrés en raison de leur titre, l’œil du censeur moderne hésiterait devant certaines autofictions face à Sade, soudainement entré dans la Pléiade.