Le Mausolée des amants, par Eric Holder

Carte blanche de Éric Holder

Le Mausolée des amants, de Hervé Guibert, vient de paraître chez Gallimard. Nous permettra-t-on d’écrire au sujet de ce titre si lumineux, tellement évident, qu’il nous semble l’avoir toujours connu ? Une « carte blanche » serait l’endroit le mieux approprié : on n’y signe qu’à l’occasion d’une réception, on la laisse à l’entrée, n’est-ce pas, et le Net ne touche qu’un réseau, fort semblable à celui des lecteurs de Guibert – on tient que pour des dizaines de milliers d’autres, il y a eu, comme d’habitude, un malentendu que ce volume-là va, par ailleurs, dissiper (après quoi il serait étonnant, si Guibert vivait encore, qu’il soit abordé avec autant de naturel par des jeunes filles dans l’autobus, ainsi qu’au milieu du Protocole compassionnel. Quoique…). Le toit d’une maison amie, enfin, légitimera qu’on ne soit pas payé pour évoquer Le Mausolée…

Si ce dernier nécessite qu’on monte en ligne – mais en chuchotant, donc –, c’est parce qu’il apparaît que la presse lui édifie vitesse grand V des rampes d’accès trop longues, ou trop courtes, et toutes négligeant une sorte d’impalpable essentiel, comme s’il fallait à tout prix, au nom de quelques-uns, soit se débarrasser d’une patate chaude, soit déposer une demande au bureau des objets trouvés. Ainsi, et dans l’ordre supposé par ce qui vient de précéder, Ariane Bouissou et Pierre Assouline font-ils pièce dans Première Edition, sur France-Culture, à Arnaud Viviant, des Inrockuptibles. Ligne de front, dirait-on, au milieu de laquelle il convient de placer quelques-uns, dont Vincent Landel, clinique (Le Magazine littéraire), Josyane Savigneau. Ah ! qui sait encore voir que cette vieille dame qu’est Le Monde loge dans sa villa un groupuscule à qui peu de choses échappent ? Et que le supplément « livres » a tout, parfois, d’un samizdat ?

Il n’empêche : si celui-là réserve, pleine page, et sa première, un accueil mérité au Mausolée…, il ne sera pas fait mention de ce passage qu’on brandit ailleurs (Guibert évoque une de ses connaissances, qui va s’offrir pour trois cents francs une gamine) : « G. ouvre la porte de la chambre : la fillette, très belle, le dévisage. Elle a dix ans. On y entre très facilement : c’est tout ce que dit G. de cette petite fille ». Parlons-en tout de suite, afin de ne plus y revenir. On pourrait relever que, malgré les apparences, G. n’est pas Guibert (il s’en faut de peu, cependant. L’auteur avait l’enfance chevillée au corps. D’autres extraits ? « Martyre au restaurant de déjeuner à côté d’un petit garçon auquel la mère refuse les spaghetti dont il a tellement envie, et lui dicte un menu qui ressemble à une punition. » La page précédente : « Un père et son fils, ce dimanche après-midi, près de nous à la terrasse du restaurant. (…) Le petit garçon est mignon, un blondinet gracile, secret, comme je les aime, mais le père est splendide, inoubliable (…) Pour une fois, je préférerai (sic) coucher avec le père plutôt qu’avec le fils. »)

Nous préférerons, quant à nous, et revenant à G., souhaiter que certains gothiques cultivant, eux, le fantasme du sous-sol et du chevalet, s’emparent justement de lui pour se le troquer, mettons, une semaine. Est-ce assez clair ?

Nous ne rentrerons donc pas dans la querelle, mais cette affaire nous paraît significative du creuset littéraire d’où Guibert extrait l’or très pur. Cette absence de jugement… Cette vie devant laquelle il avance à mains nues, le front clair… Nous sommes à la fin des années soixante-dix, à Paris. Y avoir vingt ans, à moins d’être lourd, c’est avoir fait son deuil des idéaux de la génération précédente. Les résultats sont là. Qu’est-ce qui reste ? Moi, non pas un « moi » criant parmi d’autres certitudes – la pensée refuse de servir et, par là-même, d’être asservie –, mais un moi-mon-corps. Et, à mesure que je me penche sur le corps, sur les corps – ce « miroir du monde » selon le très beau mot de Nicolas Bouvier –, je découvre avec un inlassable étonnement les pouvoirs du jeune mien. Ce ne sont pas des pouvoirs fascistes, c’est un don, la possibilité de renouveler de façon quasi illimitée l’émerveillement. Vous vous rendez compte du cadeau ? Oui. Au point, malgré les apparences, malgré les expériences, de ne le prendre et de le donner qu’à quelques-uns. En tout cas, à chaque fois, comme si j’étais vierge. On appelle cela de l’amour.

Filons à Paris. Nous avons employé dès le début un pluriel qui n’est pas tout à fait de majesté : c’est qu’en avons-nous connu, à ce moment-là, de ces jeunes gens plus intelligents, plus dignes et plus fins que des ancêtres, entre la rue de Vaugirard et celle de la Folie-Méricourt… Pas de mélancolie : la capitale ne cesse d’être une fête pour ceux qui la fourbissent. Nous nous absentons, voilà tout. Cependant, où pouvait-on vivre ailleurs ces rendez-vous plus importants que tout, ces nuits à côté desquelles un raid est une aventure vulgaire, ces squats, mais ces appartements quai de Javel où, dans l’éclat pâle du soleil, si l’on était le premier réveillé, on faisait en traversant les pièces, dans le même temps que celui des lits occupés, l’inventaire de la vraie famille ? La photo était un instrument privilégié pour capter ça, et les noms des grands photographes résonnaient encore à nos oreilles – seulement eux, d’ailleurs – avec ce bruit de cymbales qui inflige le respect. Juste retour des choses dans cette période qu’avec beaucoup d’éloignement, on pourrait qualifier d’omphaloscopie – a-t-on assez reproché à ces beaux tziganes de se regarder le nombril ? Nous les avons encore dans l’oreille, tous ces mauvais écrivains d’alors qui lâchaient, Je n’aime pas la littérature française, elle se regarde trop le nombril –, juste retour des choses, donc, nous lisions peu Les Lubies d’Arthur, ou Vous m’avez fait former… Nous allions à quelques-uns prendre en direct, et sans déranger, des nouvelles de Guibert dans les vitrines que la librairie Autrement, rue des Ecoles, lui ménageait, portraits, lettres, manuscrits… J’ai parlé d’impalpable essentiel. Nous le trouvions là-bas palpable, plus haut, plus courageux, différent aussi en cela que nous n’aurions pas connu G., je veux dire : l’autre. Mais enfin c’étaient les lieux, les campagnes où se retrouver comme éberlués, parce qu’il y avait eu une voiture, et même à l’heure d’écrire cela, nous sommes tentés de marquer, songeant à elle, D., si D. constituait à nos yeux un monde en soi, et les prénoms entiers, si nous les aimions moins.

Il faut faire attention à cette histoire de nomination, à cette histoire d’initiales. D’où vient que Guibert les utilise avec autant de sens (accusant par ailleurs qu’après d’autres aînés chez Minuit, elles soient entrées dans le vrai de la littérature) ? Et d’où vient qu’un cran au-dessus, c’est-à-dire quelques années plus tard, nous ne puissions plus écrire comme « avant Guibert » ?

L’irruption, entre autres – entre autres, il faut insister –, d’une extraordinaire sincérité (le mot rend mal compte de ce que c’est, la sincérité), et que Le Mausolée… minéralise davantage.

Nous avons une très haute idée de l’art. Nous tenons que l’art transforme la vie – témoigne d’une vie transformée. Il ne nous est certainement pas indifférent qu’un ange passe en modifiant la donne.

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