Maître Tapiro digérait paisiblement, les pieds posés sur le bureau, lorsque son assistante lui apporta la lettre recommandée. Une telle audace à l’heure rituelle de son havane ne pouvait présager que d’une mauvaise nouvelle.
L’enveloppe s’ornait du blason de la ville de Paris. Un nouveau maire venait de prendre la place du vieux Bertrand Delanoë, qui, une fois élu président-gérant de la Région de France, s’était plié à la règle ancestrale du non-cumul des mandats. La Région française avait succédé à la République de même origine au sein de l’Europe des quarante. L’ancien maire de Paris, qui avait rompu avec le socialisme dès sa réélection, vingt ans auparavant, avait triomphé de la fille de Bruno Mégret, à l’issue d’une campagne au cours de laquelle s’étaient opposés les slogans sur « les travers de la France » et ceux sur « la France de travers ».
Maître Tapiro, comme tous les avocats parisiens, avait suivi de près les réformes constitutionnelles et les soubresauts électoraux, dont chaque hoquet secouait et remaniait l’institution judiciaire.
Mais cette fois, il devinait que le pli cacheté n’annonçait pas la faculté de plaider en toute langue devant une nouvelle juridiction régionale ou tout autre dépêche d’ordre général. Il pressentait une nouvelle plus personnelle.
Le coup de stylet libéra la copie d’un arrêté municipal pris, selon les récentes réformes procédurales, « en concertation » avec la préfecture de l’hémisphère nord et le garde des sceaux d’Europe occidentale.
Le début du document ne surprit pas Maître Tapiro : il avait enfin été décidé de fermer le Palais de justice de Paris. Les raisons étaient à la fois diplomatiques et climatiques.
Les bâtiments de l’île de la Cité n’abritaient plus que le tribunal d’instance de Paris et l’ordre (très local) des avocats. La carte judiciaire avait depuis longtemps été malmenée et la place de Paris en avait fait les frais. On plaidait désormais en appel à Anvers, en cassation à Copenhague. Les barreaux de Lyon, Valence et Grenoble venaient de fusionner, prenant la mesure de l’urbanisation accélérée de l’« axe rhonalpin ». Depuis la fin de la guerre finlando-ukrainienne, cinq millions de Baltes campaient sur la plage du Touquet : leur sédentarisation avait entraîné la création d’un tribunal spécial des dunes. Chaque jour, des places fortes disparaissaient, des villes éphémères se créaient, des barreaux mourraient et d’autres explosaient.
Maître Tapiro s’attendait depuis quelques années à ce que les résidus de contentieux qui se plaidaient encore à Paris disparaissent dans une ultime refonte administrative.
L’hallali avait été donné pendant le dernier hiver. La Seine avait encore débordé de son lit pour recouvrir l’île de la Cité. L’endroit avait toujours été choyé des flots. En 1910, lors des célèbres crues, les prisonniers du dépôt étaient tous morts noyés. Au début du XXIe siècle, les alertes avaient été récurrentes. Chaque saison froide, les journaux annonçaient le retour des grandes inondations de la Seine. Cette fois, le fleuve avait bel et bien eu raison des digues érigées depuis dix ans du Pont-Neuf jusqu’au pont Saint-Louis.
L’Evêché, la police et l’hôpital ne s’y étaient pas trompés. Ils avaient revendu de concert Notre-Dame, l’Hôtel-Dieu et les locaux de la préfecture à une société chinoise spécialisée dans les parcs d’attraction à thèmes. Le Palais de justice, fatigué, faisait ainsi face à un « Atlantide Park » triomphant.
Les autorités avaient d’ailleurs ouvertement envisagé de le transformer à court terme en centre nautique. La maison du barreau serait rebaptisée capitainerie. On prévoyait d’aménager des espaces marchands spécialisés en loisirs maritimes dans les immeubles qui avaient, jusqu’aux dernières inondations, abrité la librairie Litec et la papeterie Gaubert. La Sainte-chapelle serait dédiée aux marins disparus en mer.
Jusqu’ici, Maître Tapiro se sentait concerné, mais pas au point d’en être averti par missive recommandée. Le dernier paragraphe éclaircit tout et le glaça. La montée des eaux menaçait également le centre de Paris. Il fallait évacuer une grande partie des sept premiers arrondissements. Le cabinet de Maître Tapiro, en plein sixième historique, était expulsé. Il lui restait quinze jours pour quitter les lieux.
Maître Tapiro appela son propre avocat. Celui-ci lui répondit qu’un recours était possible, mais qu’en pratique, il n’y gagnerait qu’une indemnisation, dont le versement profiterait au cabinet dans une décennie, au terme d’un pourvoi devant la Cour transeuropéenne de Sofia. Bref, il serait toujours temps d’actionner ; pour l’heure il fallait agir.
L’agitation à venir plaisait à Maître Tapiro. Il incarnait le symbole d’une nouvelle génération d’avocats particulièrement dynamique. Les quatre-vingts collaborateurs de Maître Tapiro étaient tous spécialisés en droit de la propriété génétique. La clientèle comprenait des entreprises de médecine classiques, mais aussi des centres de clonage, des banques de sperme, et autres plates-formes d’échange d’organes.
La plupart de ces clients high-tech avaient, paradoxalement, leur siège dans les alentours du sixième arrondissement, où se concentraient les divisions du ministère régional de la recherche et du gène. Maître Tapiro pouvait, de son bureau, apercevoir chaque matin le secrétaire d’Etat aux embryons et aux hormones, dont les services avaient été installés cinq ans plus tôt dans ce qui s’appelait encore le Panthéon.
Quant au Palais de justice de Paris, tout proche, il était devenu aussi désuet qu’inutile. Le secteur avait crû un temps que le conseil balayerait le contentieux, que le premier l’emporterait sur l’autre, que les anglo-saxons dompteraient le marché du droit européen. Et puis les événements en avaient décidé autrement. La partition des Etats-Unis avait accéléré la désagrégation de certaines structures. D’autres étaient nées de cette dislocation des plaques. Les cabinets de province avaient ouvert à Paris, à Genève, à Sofia. Les Parisiens avaient investi les terres les plus arides, les plus désertées de l’hyperspécialisation.
L’emplacement des locaux était depuis toujours le reflet de ce que les candidats au dauphinat appelaient, dans une sorte de lieu commun de la propagande de campagne, la « tradition dans la modernité ». Car si le barreau avait endossé quelques nouveaux tics, il avait aussi conservé de vieux usages. L’adresse du cabinet restait donc primordiale.
Les rapports avec les clients s’établissaient par téléphone, par mail, par fax, par image en 3D… C’était le triomphe de la conférence numérique, au cours de laquelle chacun pouvait visualiser ses correspondants dans une salle de réunion de synthèse. Les vêtements étaient préconçus à la palette graphique. Seuls les visages étaient retransmis tels quels. Mais ce rituel était presque aussi lourd qu’un rendez-vous réel. Il fallait se maquiller, car chacun apparaissait blafard sur l’écran ; et nul ne souhaitait être défendu par un homme au teint cadavérique, oscillant entre anémie et syncope. Comme dans chaque cabinet de taille moyenne, la standardiste faisait donc aussi office de maquilleuse. Certaines des offres d’emploi que publiaient les gazettes juridiques précisaient même : « standardiste-maquilleuse-coiffeuse. Anglais et proprété exigés. Expérience en manucure appréciée ».
Maître Tapiro avait failli perdre un nouveau client la semaine précédente : la maquilleuse avait oublié de lui passer un peu de blush sur les mains afin qu’il soit « raccord » à l’écran avec la couleur « électrique » de son visage.
En avocat d’expérience, Maître Tapiro avait deviné la gêne du directeur juridique. Il louchait à travers l’écran vers les doigts de son avocat jusqu’à ce que celui-ci s’aperçoive qu’ils étaient bleus d’encre. Maître Tapiro travaillait donc encore avec un stylo ! Il avait bredouillé aimer crayonner des dessins à la plume. Ses enfants l’avaient d’ailleurs surnommé, sur un air mi-amusé mi-narquois, « Daumier ». Le directeur juridique avait souri, rassuré, et lui avait avoué un penchant pour le théâtre, divertissement qui avait totalement disparu depuis une vingtaine d’années. Son groupe l’encourageait, au titre de la loi « mécénat et patrimoine », à représenter des tragédies anglaises lors des séminaires de formation organisés chaque printemps.
A l’issue de ces confidences forcées, Maître Tapiro s’était non seulement vu confier un nouveau dossier, mais avait encore conquis la confiance du directeur juridique. Il lui avait adressé la veille au cabinet deux nouveaux dossiers et une édition de Molière illustrée par Gustave Doré.
Mais hormis les gravures et les livres, Maître Tapiro appréciait également le modernisme, en particulier celui des gens de robe. La profession animait de nombreuses émissions sur Juriste d’affaires channel. Le Bâtonnier de Paris présentait une fois par semaine un talk-show, austère mais très suivi, baptisé Le Bulletin. En dépit de ce déferlement de technologies, le « contact humain » restait sacré. Dans le monde des affaires génétiques, la parole donnée, les yeux dans les yeux, la poignée de main, le regard rassurant, le sourire bienveillant, les mouvements de tête, le parfum de l’avocature primaient. Il fallait donc rendre visite aux clients et que les clients viennent au cabinet. Une vraie consultation classée « secret techno », un conseil vital, tout cela se délivrait de visu.
Les pensées de Maître Tapiro le ramenèrent donc rapidement à son déménagement.
Il avait déjà évoqué, sur le ton de la boutade, le transfert éventuel de son cabinet. Pour se rendre compte que ses clients suivaient une alchimie géographique très particulière. Au début du siècle, sa mère avait conseillé de nombreuses maisons d’édition. Depuis longtemps, la corporation de libraire-éditeur n’imposait plus de travailler aux heures fixées par la cloche de la Sorbonne. Rien n’obligeait ces savantes entreprises à demeurer rive gauche. Mais la force de l’habitude et l’instinct grégaire avaient perpétué la concentration géographique. Les mœurs n’avaient guère évolué. Les confrères spécialisés en informatique étaient tous groupés autour du centre Surcouf, qui couvrait à présent la moitié du douzième arrondissement. Les avocats experts en rapprochement d’entreprises s’agrégeaient aux abords du vétuste Parc de prince, transformé en centre de contrôle des fusions-acquisitions. Les pros en droit du fret squattaient l’ancien aéroport d’Orly Sud, à proximité des bâtiments d’Orly Ouest, dorénavant entièrement affectés aux fonctionnaires du Service des douanes communautaires. Bref, Maître Tapiro devait s’accrocher au Ministère de la recherche et à son voisinage.
Le plus important n’était pas la fermeture de l’île de la Cité, pusiqu’on avait déjà parlé de déplacer le Palais de justice de Paris, pire encore, de le disperser. Dès 2002, les juges de Saint-Pierre et Miquelon avaient pris pour habitude de laisser plaider à distance des avocats parisiens. Mais les gros clients du génétique, eux, voudraient toujours, au moins une fois, frotter la paume de leur avocat contre la leur. « Un métier de contact » se vantait d’ailleurs le barreau de Paris dans les spots télévisés qui parrainaient Le Bulletin.
Il fallait rester dans le périmètre sacré de ce qui avait été une rive gauche. Car, en outre, circuler en voiture dans Paris était devenu impossible. Certes, il était désormais plus aisé de se déplacer en deux roues. Le réchauffement de la planète avait fait monter la température d’une dizaine de degrés en quelques années. Finis les imperméables, les doudounes et autres pelisses. Les avocats du cabinet de Maître Tapiro venaient en chemisette au cabinet. La confection des robes avait d’ailleurs été revue. Désormais, les costumes d’audience sentaient même les parfums artificiels. En demande, on portait une robe musquée, censée évoquer la brutalité et l’animalité de l’attaque. En défense, Maître Tapiro endossait une tenue iodée, qui respirait la recherche scientifique claire, éthique et transparente.
Pour la coupe, Maître Tapiro aimait le modèle « humilité », fruit d’un subtil mélange de laine crue et d’un tissu de synthèse permettant d’afficher un air digne et fragile.
Le tout serait parfait pour sa plaidoirie de la semaine prochaine devant la cour d’assises, où il représenterait une entreprise accusée de clonage de baleines à des fins cosmétiques. Le dossier avait nécessité l’intervention d’une cinquantaine d’experts. La pièce maîtresse de Maître Tapiro était incarnée par un vieil eskimo diplômé d’éthologie et de psychiatrie. Son témoignage visait à établir que les cétacés avaient intrinsèquement le sens de l’esthétique, mais souffraient de leur laideur et de leur grosseur. Les baleines, et particulièrement les rorquals, s’ils avaient pu communiquer, auraient donc accepté de bon cœur la coopération avec le laboratoire qui avait mené l’expérimentation pour le compte d’un géant des produits de beauté. Certes, cette déposition n’invalidait en rien l’infraction pénale ; toutefois, elle assurait la modération du jury, sensible aux épanchements zoophiles. De plus, les médias avaient adoré le DVD contenant le dossier de plaidoirie, des conseils de maquillage et un documentaire sur la prolifération problématique des orques. Tout cela s’annonçait sous les meilleurs auspices.
Maître Tapiro commençait déjà à enchaîner en ruminant sa prochaine argumentation en faveur du gouvernement de la république autonome du Groenland, qui contestait la validité des brevets d’icebergs déposés par une multinationale implantée à Terre Adélie.
Il reprit soudainement ses esprits. Pour l’heure, il fallait songer à ces satanés locaux.
Maître Tapiro appela, résigné, un agent immobilier. Celui-ci commença par lui vanter les « open space » de la ZAC Rive Gauche : un seul plateau sur quelques milliers de mètres carrés. Il s’agissait d’un étage de la Très Grande Bibliothèque, déménagée à Bobigny en raison du manque d’espace dans les tours de Tolbiac. Les réserves avaient très vite été remplies de DVD, dont le dépôt légal était obligatoire. Les petits disques contenaient de plus en plus d’informations, d’images et de sons. En clair, ils prenaient de moins en moins de place.
Mais les boîtiers, les coffrets, les matériels de PLV qui entouraient les frêles bases de données avaient doublé de volume en quelques années. Les marketeurs avaient en effet dû surenchérir en visibilité et en encombrement, à mesure que le nombre de DVD nécessaire diminuait. Toute la jurisprudence régionale, numérisée, tenait en un seul minidisque. Son prix élevé était justifié : l’objet en tant que tel ne pouvait cependant satisfaire un patron de cabinet à l’ancienne que sous réserve de peser, grâce à l’emballage, un ou deux kilos…
Pour refuser l’ « open space », Maître Tapiro asséna à l’agent immobilier des termes que l’autre n’avait jamais entendus tant ils étaient surannés : « confidentialité », « secret professionnel ». L’avocat finit par lui opposer le « secret des affaires », ce que l’agent immobilier comprit, retrouvant le sourire et confiance en son professionnalisme.
Il avait bien aussi la vielle Sorbonne à louer. La proximité avec le Panthéon rendait l’offre alléchante. Mais personne n’en voulait en raison du risque lié à la présence de résidus de monoxyde de carbone dans les cheminées. Le scandale avait éclaté dans les journaux, lorsque la première équipe nord-coréenne avait identifié le germe du CO2 polyforme dans un vieux morceau de houille. Le jardin du Palais avait d’ailleurs été transformé en centre de décontamination. Depuis lors, les immeubles avec cheminées étaient désertés. Les contentieux s’accumulaient faisant la fortune de certains cabinets, désormais spécialisés en droit du CO2.
Que cherchait-il, demanda, agacé, l’agent immobilier ? Des locaux plus humbles ? La question ne se posait plus. Certains confrères avaient tenté au début du millénaire de s’installer dans d’austères bureaux sans caractère, sans ornement et donc sans coût apparemment trop élevé. La clientèle d’affaires n’avait pas suivi. Il fallait plutôt du luxe, du marbre et des moulures. Là encore, comme face au ventre rond du notaire, les clients jaugeaient le savoir-faire à la prospérité visible du cabinet.
Il n’y avait rien d’autre sur le marché qui puisse contenir, dans cette zone, l’ensemble du cabinet de Maître Tapiro.
Démuni, il réunit en assemblée extraordinaire ses collaborateurs. Les avocats se divisèrent en plusieurs camps, opposant jeunes, débutants, doyens et associés. Les uns plaidaient pour un cabinet virtuel, domicilié en ligne, chacun œuvrant à distance d’où bon lui semblerait de vivre. Deux militants des « avocats jardiniers » entamèrent eux-aussi sérieusement les nerfs de Maître Tapiro. À les entendre, il ne fallait garder qu’un pied-à-terre à Paris, juste un local pour entreposer les robes, quelque lieu entre la consigne de gare et le box de parking. Le cabinet s’épanouirait au milieu des champs. Les autres avançaient Dreux, devenu récemment technopole internationale. Maître Tapiro comprit à leur propos que leur récent embourgeoisement les avait faits opter pour une résidence de l’ouest de Paris. Il leur avait répliqué qu’à choisir, des bureaux sur une île antillaise à la fiscalité aussi accueillante que la température de l’eau ferait mieux l’affaire.
De rage, il clôtura la réunion sans avoir trouvé de solution. Il retourna à son havane et au calme du bureau qu’il devrait bientôt abandonner. Le mur s’ornait d’une gravure découpée dans Vingt mille lieues sous les mers. Maître Tapiro s’imagina en capitaine Nemo, à la tête d’un cabinet immergé, baptisé Nautilus.
Il tira une dernière volute de son Épicure et appela la fondation Cousteau, qui bradait depuis des années ses vieux engins de mer. L’aventure continuerait sous l’eau, aux pieds du Ministère, le périscope en bannière, la chaloupe à quai aux armes du cabinet assurant le transport des clients et de leurs enfants qui descendraient avec Maître Tapiro dans les méandres de la Seine le voir combattre les pieuvres de la procédure.