New Morning- Vieux soir- Chet Baker, par Anna Rozen

Carte blanche de Anna Rozen

Texte paru dans Minimum Rock’n roll, avril 2007.

Je ne sais plus quand, mais je me souviens très bien où.
Le New Morning. Maintenant j’habite à côté, à l’époque j’avais fait allègrement le chemin depuis un de ces arrondissements où je ne mets plus les pieds, dans l’Ouest lointain.
J’étais venue pour Chet !
Pas tout seule. Je ne vois plus du tout avec qui. Tous fans parmi les amis, c’était déjà un peu la fin, mais au moins il était vivant, le trompettiste brindille à la voix déchiquetée. La voix en danger? Découragée? Désenchantée plutôt, désenchantée et enthousiasmante. Cette voix qui dit que tout est foutu de toute façon quoi qu’on fasse et que ça n’empêche rien. Ben ouais, foutus, déjà morts, pathétiques et obstinés. Une de ces voix qui vous attrape là, vous remonte partout, vous blesse et vous soigne en même temps. Une qui fait pleurer des larmes calmes ou qui vous soulève jusqu’à l’insouciance, the big one, qui dit : on est tout petits, la vie est immense. C’est ça qu’est cruel et magnifique.

La queue dans la rue des Petites Ecuries, nous piaffons sous la pluie.
Les portes s’ouvrent, nous entrons au sec et au trot.
Verres au bar, discutailles, foule jolie. Je trouve toujours les têtes intéressantes quand je vais voir un concert bien. Et aux concerts pas bien ?
Ben les concerts pas bien, j’y vais pas.

On attend, on attend, on attend.
De temps en temps une sorte de vague profonde nous agite, nous sommes encore patients. Plus tard, des applaudissements clairsemés percent qui grossissent et s’éteignent.
Y a de la flemme, ou de la bonne volonté.
Enfin, une voix micro s’adresse à nous, féminine :
“… suite à un incident technique, hm, nous allons vous demander de bien vouloir patienter encore un moment, merci …”
Musique d’ambiance reprend, sais plus ce que c’était … Conversations recommencent, sous forme de murmure interrogatif d’abord, puis en houle pressée, lassée, apaisée.
On attend, on attend, on attend.
Longtemps.
Les impatiences éclatent et meurent par rafales de pétards mouillés.
Retour de la voix micro : “ … hm, Chet a un petit problème de dents, hm, nous faisons l’impossible, merci de patienter encore un instant …”
La foule rit et commente, la houle a un petit air de Bretagne au printemps.
Indiscrétion due à un micro malencontreusement ouvert ? Gag ?  Message codé ? Excuse bidon pour couvrir un artiste assommé de substances ?
La foule a décidé que ce serait un bon soir et qu’il n’y avait pas lieu de se fâcher, les murmures se réchauffent, chacun sourit à son voisin, parle à ces inconnus qui arborent le même sourire. Tous embarqués dans une galère humaine. Ramons ensemble. On est aussi bien là entre nous que dehors sous la pluie noire.
Qu’est ce que le temps après tout ? Qu’est ce que le temps quand on aime tous la même musique ?
La suite ne tarde pas : “… hm nous sommes désolés, c’est un problème hm, de colle … il semblerait que seule une marque américaine convienne, nous ne l’avons pas trouvée, mais hm … encore un peu de patience … Chet Baker n’a pas renoncé à monter sur scène, il ne pourra peut être pas jouer, mais … chanter … Il procède à quelques essais …”
L’obscénité de l’information, son minuscule pathétique nous rapproche encore. Tous frères d’avoir entendu ça ensemble, c’est aussi fort que de partager la musique. Plus rare certainement.
Les joies du live, les misères du corps vivant.
Nous sommes une communauté maintenant, soudés à la vie à la mort par les liens de la colle à dentier.

Il arrive. On n’y croyait plus, c’est encore meilleur. On applaudit comme des gars qui n’ont pas eu l’occasion d’agiter leurs membres depuis trois heures et ça n’est pas loin de la vérité.
Il arrive pieds nus dans des sandales de curé, pantalon vide et pull abandonné. Sa tête est en cuir de Cordoue, toute travaillée en plis patinés et sa bouche comme la fente qui bâille au bout d’un godillot à la semelle décollée.
Colle ou pas, il est bien là tout entier, trompette à la main. Il s’assied sur le tabouret au milieu de la scène croise ses jambes maigres où balancent les sandales. Désigne l’instrument d’un coup de menton. Presse le métal jaune contre ses lèvres absentes, l’air incrédule et désolé. Il essaie, c’est bien pour nous faire plaisir et parce qu’il est venu de loin.
Fffwuuff … y a effectivement un problème de colle, au moins.
Il lâche l’instrument. Il chante.

On n’y pense jamais : pour souffler, il faut encore plus de dents que pour chanter. Il faut des dents pour s’aboucher à une trompette. Pour canaliser le souffle, pour s’arrimer à la bouche dorée. Pour ne pas se laisser aspirer en retour. Pour garder un peu de son âme.
Almost blue, almost you … c’est presque lui, ça n’est presque pas triste. Il se réchauffe en chantant, bientôt il pourra réessayer de trompetter doucement. Peut être qu’il s’habitue à la colle française. Peut être qu’au bout d’un moment le corps n’a plus d’importance.
Son instrument a la même voix que lui. La trompette sonne Chet. Comme elle n’a que très peu de mécaniques j’imagine qu’on chante dedans, lalala, plutôt que de souffler moduler et qu’elle fonctionne comme un vocoder. Avec Chet, c’est flagrant. Il chante, elle traduit : autre langue, même voix.
For heaven’s sake, let’s fall in love ! Ben oui, allons-y ! Nom de Dieu, merde ! Y a qu’à. Puisqu’on est là, tous emmusiqués, tous englués dans la colle à dentier. Pourquoi pas ? Tombons, vautrons-nous dans les sentiments, aimons nous inconsidérément. Qu’est ce qu’on fait tous ici à balancer comme des serpents charmés ? On serait pas mieux dans un pieu ? On passe tant de temps à rêver d’amour et si peu à le faire. Il a raison Chet, faut y aller, dire à ceux qui nous rendent fous, dire les mots indécents, encombrants, faut tomber dans l’amour. A pieds joints comme dans une flaque traîtresse. Tant pis si c’est un gouffre sans fond. Tant pis si y a des bouts de verre au bord qui écorchent la peau. Tant pis pour les questions dont on ne veut pas savoir la réponse. Plongeons.
Let’s get lost ! Quand les malheurs nous échappent feignons de les maîtriser. Tout est perdu for l’honneur. Plus de dignité, plus de dents, plus de pudeur.
Nous pareil.
On perdra nos dents et on avancera quand même, on perdra nos yeux, nos jambes, et on continuera de vouloir et d’être. On continuera de souffler dans nos trompettes. A bouche que veux-tu.

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