Nouvelle conversation entre amis qui ne se connaissent toujours pas. Pascal Thuot, de la librairie Millepages à Vincennes, et Laurent Graff
Mais où est donc passé l’humain ?
Question cruciale à laquelle un écrivain rare et précieux comme Laurent Graff ne pouvait répondre que sous la forme inattendue et bienfaisante d’un récit débarrassé de tous les ornements du roman et de la fiction qui, trop souvent, privent le lecteur d’une saine secousse ontologique. Son Grand Absent nous invite à explorer jusque dans ses moindres plis les lieux de notre modernité paresseuse. Un parking automatisé, un hôtel aux chambres « uniformisées », une banque qui propose d’intéressants placements post mortem, autant d’endroits lavés à grande eau javellisée sous l’œil blasé de robots en forme de canette. On a beau creuser, on ne trouve rien, pas même une larmichette d’humaine présence prise dans un caillou ambré, ou alors pour ceux qui savent voir, on notera la présence d’un groupuscule de fourmis qui font la nique à l’homme en matière de contestation. À l’écart de la satire frontale ou des leçons de catastrophisme éclairé, Laurent Graff parvient à faire surgir de l’abîme un grand éclat de rire communicatif. On pense un peu à Playtime de Jacques Tati, un peu seulement car Grand Absent est comme son auteur, il ne ressemble à rien de connu ni à personne d’autre. Rencontre.
Pascal Thuot : Au premier abord, un lecteur étourdi comme moi, peut benoîtement ranger Grand Absent dans la catégorie anticipation. Il suffit cependant de connaître votre travail pour savoir d’emblée que vous n’êtes pas du genre à recouvrir la littérature d’un vernis vaguement futuriste…
Laurent Graff : Première chose : je ne crois pas au temps. Je crois à l’être. Lequel peut revêtir différentes formes. Ce que je décris dans Grand Absent n’est pas le propre d’une époque, bien qu’on situe aisément l’action dans l’évolution humaine (entre aujourd’hui et demain matin). J’aurais très bien pu décrire sur le même ton la construction d’une pyramide au temps des pharaons ou le fonctionnement d’une seigneurie au Moyen Âge. Le résultat serait identique. Quand j’opère une translation dans le temps, vers l’avant, j’amène le lecteur dans une dimension imaginaire, non-historique, à peine extrapolée, qui me permet d’instaurer en toute liberté une réalité et son questionnement. La vérité n’est pas la véracité. Le romancier ne ment pas, il crée des vérités. Dans Grand Absent, je parle d’une réalité de tout temps : l’être humain.
P. T. : Ni une satire sociale d’ailleurs…
L. G. : Le social, la société, ne m’intéressent pas. Ce sont des fonctionnements, des montages, nécessaires à la tenue de l’humanité en surface. L’être profond, l’humain de dessous, échappe à ces vicissitudes. S’il y a satire dans Grand Absent, c’est une satire ontologique. Je m’en prends à l’être humain. Je distingue l’humain de l’homme. L’humain – adjectif – étant la qualité « morale » qui définit l’homme. Or, c’est ce qui fait défaut. Je m’attache à circonscrire ce défaut, ce manque, cette absence.
P. T. : Vous nous invitez à explorer les lieux de notre modernité le parking, les hôtels aux chambres « uniformisées », le bureau, une banque innovante, soumis à un rationalisme déroutant et très contraignant. Plus qu’une fiction, est-ce de votre part une tentative d’ethnographie ?
L. G. : Les ingénieurs font beaucoup de mal à l’humanité. Ils mettent au point des modèles, des concepts, des fonctionnements, sur des principes utilitaristes, privilégiant le gain au détriment de la perte. Encore une fois, ceci de tout temps. Nous atteignons, peut-être, de nos jours, des sommets d’aberration jamais explorés. Mais, qu’on se réjouisse, ce sera pire demain. « Si le pire est toujours certain, c’est que nous vivons dans le meilleur des mondes. » Alors, oui, je me livre à des tentatives d’ethnographie par l’absurde dans des lieux communs, je m’amuse énormément.
P. T. : La vie mouvementée d’une fourmilière apporte un singulier et habile contrepoint à la vaine agitation humaine. Que nous disent-elles, ces fourmis ?
L. G. : Effectivement, c’est dans le livre un contrepoint à une échelle inférieure qui permet un regard extérieur sur nous-mêmes. Le monde des fourmis ressemble beaucoup au nôtre, à ceci près que l’humanité aggrave son cas, quand les fourmis demeurent au même stade de « civilisation ». On découvre un individu fourmi, nommé, alors que les figures humaines du roman ne portent pas de véritable nom, qui incarne le réfractaire, le râleur. C’est un peu un essai de focale, un coup de zoom. Dans un autre chapitre, je m’attache à un bouton de chemise tombé par terre dans une cabine d’ascenseur. Il s’agit là, sans doute, des seuls moments de tendresse du livre.
P. T. : On pense – moi en tout cas – à Playtime de Jacques Tati. Croyez-vous qu’il aurait aimé les petits robots contrariants qui sévissent ici et là ?
L. G. : J’ai découvert Playtime il y a quelques semaines seulement, donc bien après l’écriture de Grand Absent. Je connaissais par contre un autre film de Jacques Tati, Mon oncle, qui traite, à un degré moindre, de la modernité. Le petit robot qui intervient dans le premier chapitre du livre, outre son côté attachant, nous révèle l’absurdité intellectuelle des inventions humaines. Je ne reviendrai pas sur les ingénieurs. J’accuse l’esprit humain dans sa globalité historique et géographique, à quelques exceptions anthropologiques, peut-être, mais je ne suis pas spécialiste. Le petit robot, cependant, se montre capricieux, récalcitrant : c’est qu’il n’est pas convaincu lui-même de son utilité et du bien-fondé de son existence.
P. T. : Je retiens deux inventions remarquables : le chien de voiture et la boîte à fictions. Avez-vous déposé les brevets idoines ?
L. G. : J’ajouterai, si vous permettez, le compte bancaire posthume perpétuel rémunéré à trois pour cent, activé après la mort du souscripteur, histoire de survivre grâce à son argent bien placé. Non, je n’ai pas déposé de brevets, mais on n’a pas besoin de moi pour de telles inventions. Tout ce qui est envisageable est envisagé.
P. T. : Mesdames et messieurs, le « grand absent » est…
L. G. : Le « grand absent » est l’Humain qui ne qualifie pas l’homme. Par extension, Dieu, ou, disons, la part divine de l’homme. C’est aussi le Grand, qui est absent. Le Beau. Tout ce monde possible qui n’a pas lieu. Qui aurait pu être. Qui n’est pas.
Février 2014-02-24