Petit entretien entre Laurent Graff et Pascal Thuot – libraire de Millepages à Vincennes – des amis qui ne se connaissent pas
Pascal Thuot : Dans « Selon toute vraisemblance », votre dernier recueil de textes, l’individu s’efface sans cesser d’être humain. L’homme comme animal social vous rebute-t-il ?
Laurent Graff : J’essaie dans ce recueil de nouvelles de démonter l’individu, de le débarrasser de ses définitions circonstancielles et anecdotiques. L’individu est à mes yeux une illusion, qui se hisse parfois au rang de supercherie. C’est une belle idée qui a mal tourné. En devenant un, l’homme s’est isolé, s’est enfermé, s’est réduit. L’individu n’est pas l’homme, et encore moins l’Être. Il a valeur d’échantillon humain. C’est là qu’est toute sa grandeur, dans sa charge d’humanité, et non pas dans un moi particulier limité, somme toute, peu intéressant. Je crois en d’autres niveaux d’existence.
L’homme en société ne m’intéresse pas beaucoup. C’est une manifestation extérieure nécessaire, qui ne retient pas mon attention.
P.T. : Comme il y a des « clients-mystère », y a-t-il selon vous des écrivains mystères, si oui, en êtes-vous ?
L.G. : J’aime la notion de clandestinité dans l’écriture, avec tout ce que ça peut sous-entendre. Le client-mystère visite des magasins pour y effectuer une enquête de satisfaction dans la plus grande discrétion. Il se fait passer pour un client tout ce qu’il y a de plus ordinaire et établit un rapport. Je me place, en tant qu’écrivain et humain, un peu dans cette position, observateur fantôme, agent secret, passager clandestin à bord de la vie. Ce positionnement est avant tout le résultat d’un refus, le refus de participer et d’adhérer à un monde principalement désolant, moralement insupportable, spirituellement vide, véritable entreprise de laideur. Il est très difficile de vivre dans ce monde quand on a fondamentalement une haute opinion de l’homme et constamment le spectacle de sa bassesse et de sa petitesse. Cette clandestinité, cet effacement, ce retrait, auxquels j’aspire, constituent à mes yeux une forme subtile de subversion. Les personnages de mes livres adoptent tous ce point de vue. D’apparence tranquille, ils sont en réalité des bombes silencieuses, des résistants de l’ombre, de fervents absents, des mutins de la vie. Ecrire, c’est en venir aux mains. C’est un acte fondateur de sédition. Je me méfie des écrivains professionnels, télévisuels ou subventionnés. Il y a là une contradiction, me semble-t-il. Je préfère les écrivains-mystère.
P.T. : La photo qui accompagne la présentation de votre dernier livre est prise de dos : la littérature a-t-elle un visage ?
L.G. : Sur cette photo, je tourne le dos pour faire face. Si la littérature a un visage, c’est celui d’une contre-réalité, ou d’une réalité éclairée. La réalité est un seuil à franchir, une entrée en matière, un point de départ. S’en contenter serait vivre dans une ignorance aveugle. La littérature est un moyen de dépassement. Son visage est tourné. J’aime beaucoup les tableaux de David Caspar Friedrich où l’on voit des personnages de dos faisant face à un paysage grandiose.
P.T. : Un homme se dévore pour survivre, un mort-né prend la parole, une jeune femme perd les lettres de son nom de famille, bref, l’absurde jaillit de la vie de tous les jours comme chez Beckett ou encore Gogol. Vous sentez-vous proche de ces écrivains ?
L.G. : Je ne connais pas bien Gogol. Un peu mieux Beckett. Je me sens d’autant plus proche de lui que nous avons été voisins : il a habité, épisodiquement, dans la même petite ville pendant trente ans. Adolescent, je le croisais parfois dans la rue. « Le Dépeupleur » est mon texte préféré de Beckett.
L’absurde est la conséquence évidente de notre condition. Je suis toujours surpris de voir que les gens continuent à se lever tous les matins. C’est assez extraordinaire, quand on y pense ! Deux constats : nous sommes petits et nous sommes mortels. On a beau sauter à l’élastique, partir sous les tropiques, acheter une voiture automatique, on n’échappe pas à l’absurdité.