Pissons dans le bénitier, par Alain Guyard

Carte blanche de Alain Guyard

Aujourd’hui, tout le monde pense comme vache qui pisse. On est devenus des véritables incontinents mentaux, des énurétiques de la gamberge… Mais un peu d’exercice du périnée permet, paraît-il, de retarder la très embarrassante miction du calcif. Je ne sais pas trop si Kant contrôlait ses envies de pisser, mais le transcendantal Teuton voulut étendre la gymnastique du périnée à celle de la pensée. Il faut, pour se muscler l’arrière-chignon, racontait-il en ses pages, suivre trois séances de rééducation de métaphysique urogénitale que voici. Primo, « oser penser par soi-même ». Guère mince affaire, parce que, môme, c’est les parents, la nourrice, la coutume familiale, qui se coulent, insidieuses et bien vicelardes, en nous, et pensent à notre place. Deuzio, « penser en se mettant à la place de tout autre », truc couillu où il faut exposer son avis aux bonzigues d’en face, surtout quand ils ne sont pas du même avis. Et sachez, bon peuple, qu’il en faut, des roupettes, pour s’arracher de ses jugements subjectifs, personnels, et envisager un point de vue plus général dans un espace commun. Troizio, « penser en accord avec soi-même », foutre à la poubelle toute contradiction interne et bazarder les fatras irrationnels. Voila donc comment l’on peut produire de la pensée qui ne soit pas pissée, et devenir ainsi l’auteur de sa gamberge : dire merde à la coutume ; entretenir la divergence de points de vue dans l’espace commun ; refuser les incohérences logiques. Heureux espoir d’un renforcement de ta sangle psycho-abdominale et ton périnée mental. Et promesse d’un linge de corps irréprochable.

ET MAINTENANT, NOUS AUTRES, FRANÇAIS, SI FIERS D’ÊTRE LES HÉRITIERS DES LUMIÈRES, de Diderot, de d’Alembert, et du douanier Rousseau, nous entendons les incontinents déclamer sur tous les tons qu’il faut considérer la croyance religieuse comme une pensée respectable… Nous assistons, depuis le carnage à Charlie, à la stupéfiante métamorphose des cloportes médiatiques en autant de théologiens de comptoir, insinuant qu’il existerait une bonne religion, citoyenne et policée, qui fait dans le caniveau et dit bonjour à la dame, et sa version dégradée, intégriste et radicale qui fait dans la charcuterie. Mais ces deux formes de religion ne sont-elles rien d’autre qu’une seule pensée, celle qui laisse pisser ?

OR QUE NOUS ENSEIGNENT LES CROBARDS TELLEMENT ESPATROUILLANTS DE CES SALES GOSSES DE CHARLIE-HEBDO ? Derniers héritiers des Lumières dans un monde de pisse-froid, ils pourfendent la religion. Et d’une, ils la désignent comme pensée reçue en héritage, toujours subie, jamais choisie. Et de deux, ils signalent sans cesse qu’elle est infoutue d’accepter la divergence d’opinions parce qu’elle s’estime dépositaire de LA vérité révélée. Et de trois, ils démontrent à grands coups de petits mickeys absolument croquignoles qu’elle enfile miracle sur miracle comme on enfile saucisse sur saucisse à la foire au boudin de Mortagne-au-Perche. Crayon au poing, ils nous mettent en garde : la religion sous toutes ses formes est soumission de la pensée, donc capitulation de sa liberté. Ces trois points en font l’archétype de la pensée privée d’autonomie, celles des hommes refusant l’âge de la majorité intellectuelle. À ce moment-là, il y a moins de différences entre l’intégriste et le brave croyant qu’entre une lapidation au granit et une à la pierre ponce.

Kant résumait ainsi la philosophie des Lumières : « oser penser ». Osons donc penser librement et n’ayons pas peur d’être athées. Soyons fiers de notre anticléricalisme comme l’étaient les dessinateurs de Charlie. Et si l’on nous déroule encore la fable d’une religion qui soit tolérante, aimable et aimante, et surtout compatible avec la liberté, rions un bon coup, buvons un canon et copions nos grands frères de Charlie : pissons dans le bénitier…

Alain GUYARD est philosophe forain. Il est l’auteur des 33 leçons de philosophie par et pour les mauvais garçons, publiées aux éditions Le Dilettante, en 2013.

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