A la question : « Quels sont les risques du métier d’écrivain? » Italo Calvino, lors d’un entretien accordé au Monde en décembre 1979 (Calvino, Italo. Entretiens avec Le Monde 2. Littératures par Christian Delacampagne, 16 décembre 1979. La Découverte / Le Monde), répondait : « Il y a au moins le danger de perdre une partie de soi. Si quelqu’un est le propriétaire d’un souvenir – avec tout ce que ce souvenir peut avoir d evague, d’indéterminé – et qu’il cherche à le définir sur le papier, lorsqu’il y est parvenu il a gagné quelque chose parce qu’il a fait ce travail d’éclaircissement, pour lui et pour les autres, mais il a perdu cette vibration qui existait avant l’expression. Il a perdu l’émotion. »
Je commençais d’écrire Leçons de Choses lorsque j’ai rencontré ce texte. L’essentiel de mon projet tenait sur une feuille, une simple liste de noms d’objets. chacun de ces noms étiquetait une image très personnelle, mais aussi très profondément enfouie, toute vibrante justement et perçue, non comme au travers d’une vitre opalescente, mais comme par le trou d’une serrure, avec un champ de vision très réduit, entourée, bordée, presque couronée par cette opalescence.
Je ne voulus voir dans l’avertissement de Calvino que l’expression de cette modestie propre aux très grands écrivains et je n’en tins évidemment pas compte puisque j’ai continué d’écrire. En fait je mesurais seulement mes « gains » : l’éclaircissement, les souvenirs retrouvés, l’élargissement du trou de la serrure, le travail sur l’opalescence.
En Mai dernier, je finissais de corriger les épreuves de mon travail, et je découvrais Autres Rivages (Rivages, coll. « Du monde entier », Gallimard 1989) de Nabokov (le plus beau livre que j’ai lu cette année : « un montage de souvenirs » dont la majeure partie évoque l’enfance de l’auteur. Le lecteur imaginera comme j’y étais réceptif). Première phrase du chapitre V, je lis ceci : « J’ai souvent remarqué que, une fois attribué aux personnages de mes romans, tel détail de mon passé, dot j’avais précieusement gardé le souvenir, déperissait dan sle monde factice où je venais de si brusquement le placer. Il s’attardait bien encore dans mon esprit, mais c’en était fini de sa chaleur personnelle, de son attrait rétrospectif, et bientôt il s’identifiait plus étroitement avec mon roman qu’avec mon moi antérieur, où il avait paru si bien à l’abri de l’intrusion de l’artiste. »
Bien sûr, je me rappelais immédiatement le texte de Calvino dont l’avertissement néfaste m’avait frappé : « perdre une partie de soi » disait-il, évanouissement de la « chaleur personnelle » semblair répéter Nabokov. Le risque était-il donc si grand que des auteurs à ce point différents le décrivent avec cette même précision ? M’étais-je laissé leurrer par le « gain » et ce « refroidissement » allait-il me gagner maintenant ?
Il faut toujours lire jusqu’au bout. Quelques lignes plus loin Nabokov ajoute « L’homme en moi se révolte contre le romancier, d’où, en ces pages, mon effort désespéré pour suver ce qu’il reste d ela pauvre Mademoiselle. »
Suit cette descritpion magnifique : « Femme de forte carrure et de très grand embonpoint (…) la voici. Je revois si nettement ses abondants cheveux bruns, relevés haut et grisonnant en grand mystère ; les trois rides de son front sévère ; ses sourcils broussailleux en surplomb ; ses yeux d’un gris d’acier derrière le pince-nez à monture noire ; ce rien de moustache, ce teint couperosé qui dans les moments de courroux, manifeste une rougeur supplémentaire das la région du troisième et plus simple menton, si royalement étalé sur l’éminence du corsage à jabot. Et voici qu’elle s’assied, ou plutôt qu’elle s’attaque au problème de s’asseoir : ses bajoues tremblotent comme gelé\ », son postérieur monstrueux, avec les trois boutons sur le côté, s’abaisse avec circonspection; puis, à la dernière seconde, elle abandonne toute sa masse dans un fauteuil de rotin qui, de frayeur, lâche une salve de craquements. »
Voilà ! C’est si beau, si vivant, si plein de chaleur ! … C’était quoi ma question?
Bruno Roza