Résumé :
Une après-midi qu’il avait quartier libre et l’âme joueuse, Dieu inventa le parking. Il vit que cela était drôle et conçut, dans la foulée, le véhicule automobile, cette variante ulcérée et statique de l’humain qu’est l’automobiliste, la place de parking en nombre limité, la barrière de contrôle métallique et, fin du fin, le ticket de parking : clé de la liberté tarifée et sésame-on-décampe de l’homo automobilis. Manquait encore une cerise à ce gâteau de béton en sous-sol : le poète. Dieu alors prit son élan et créa Laurent Graff, l’aède des vertiges ontologiques. Tu seras le Franz Kafka de l’horodateur, lui dit Dieu. Graff dit oui. Dieu a eu raison, car seul l’auteur de Il ne vous reste qu’une photo à prendre, petit traité d’Apocalypse rétinien, ou du Cri, récit des ultimes dérades d’un péagiste d’autoroute parti randonner, la toile de Munch sous le bras, au sein d’un monde tué par une fréquence fatale, pouvait circonscrire ce Grand Absent, chef-d’oeuvre du cauchemar automatisé. Le lecteur y devient l’otage de ce roman où le monde s’est fait lieu utilitaire ou procédure régulée : on y vient, on y acquitte, on horodate, on en part. Un silence de nécropole baigne l’endroit à peine fêlé par le chuintement d’un petit robot dépanneur. Imaginez un scénario de Tati filmé par un Cronenberg dépressif et vous aurez l’épure de cette fiction noire, bien noire, rhapsodie glaçante pour monde en panne. Dieu serait notre Grand Absent et Graff, son prophète.
On en parle :
L’humain (ou ce qu’il en reste)
Certains livres vous renvoient l’époque à la figure comme un direct. Grand absent a beau se passer, au moins pour partie, dans plusieurs siècles, il ausculte surtout la situation de l’homme contemporain vaincu par la divinité de son temps : la procédure. En principe, il ne peut exister de grands romans désincarnés. Laurent Graff, pourtant, défie cette certitude : il supprime le personnage central. Il n’y a d’ailleurs plus personne, simplement une multitude traitée comme des enfants dans un univers saturé de pictogrammes énonçant d’abrutissantes évidences. On trouve certes quelques rêveurs qui s’arrêtent soudainement de marcher dans la rue ou qui ont l’audace de tomber en panne en voiture (ce qui est"considéré comme une faute passible d’une sanction"), voire quelques dissidents, les"humains retrouvés". Mais l’un des rares personnages dotés d’une qualité humaine – la curiosité – est un petit robot qui cherche sans succès à savoir où disparaissent à longueur de journée des employés derrière un comptoir. L’auteur décrit ainsi parfaitement la condition de l’homme nouveau, et son voeu : que les chaînes moralisatrices qui l’entourent soient chaque jour plus solides. A ce titre, le génie de ce livre, servi par un très beau style elliptique, est d’annoncer une coercition bienveillante sans doute plus efficace que les rudimentaires tentatives totalitaires de jadis.
François Marchand, Le FIGARO MAGAZINE, 21 février 2014
Le sexe, loisir industriel
Le premier chapitre (il y en a quatorze, quelques pages chacun) est l’un des plus réussis : il raconte l’organisation hyperprécise d’un parking d’aéroport où tout est surveillé par caméra et où les comportements des utilisateurs sont modélisés afin de gérer les flux de foule comme on gère un stock de données, le plus économiquement possible.Des règles et des principes rigides gouvernent ce système rationnel, sans que personne sache au juste qui les a inventés. Un robot solitaire parcourt les allées, et rentre toutes les trois heures pour recharger sa batterie… Tout est calculé dans ce lieu (à peine) futuriste, qui rappelle aussi bien Brazil que l’univers glaçant de Jacques Sternberg (Un jour ouvrable). Ailleurs, c’est le sexe, activité sauvage par excellence, qui est transformé en loisir industriel: les partenaires pratiquent la bagatelle à la façon d’une šymnastique obligatoire, dans des hôtels spéciaux."Ils font l’amour pendant deux heures avec une pause à la moitié du temps, écrit Graff. Pendant la pause, ils s’hydratent et se détendent."Romantisme, quand tu nous tiens…Toute notre quotidienneté est ainsi passée au scanner d’un ton égal, avec un humour noir qui fait froid dans le dos et une coloration fantastique plus ou moins franche selon les textes : les ascenseurs dans les immeubles de verre, les contrats d’assurance, le flicage orwellien des automobilistes, le divertissement façon Disney ("Depuis que les casinos pour enfants ont ouvert, la fréquentation a augmenté de trente pour cent"), les compétitions sportives, et même la fabrication des livres, puisque Graff imagine un logiciel d’écriture où on manipule quelques paramètres préprogrammés afin de"créer des histoires à l’infini". Il y a un côté Playtime (le film de Tati) dans ce petit livre à demi-expérimental, inégal mais très réussi dans l’ensemble, et on l’ensemble, et on songe à chaque page qu’on n’aimerait pas, vraiment pas vivre dans le monde qu’il décrit. Pas de chance. C’est le nôtre.
Bernard Quiriny, L’OPINION, 22 janvier 2014
Laurent Graff nettoie à sec
Dans cette société blafarde comme un parking souterrain, il n’est plus propos que de barèmes et de questionnaires à choix multiples. “On” vote, “on” fait la loi, “on” est un con. Pas même un rat ni une odeur de pisse,"c’est le règlement, point-à-la-ligne". Cuisiné façon" Buffet froid", ce conte tient d’Alfred Jarry et de Ionesco. Un livre blanc qui vous donne une furieuse envie de sortir du rang.
Philibert Humm, PARIS MATCH, 8 janvier 2014
Pour écouter Pascal Thuot de la librairie Millepages à Vincennes en parler avec Augustin Trapenard dans Le Carnet du libraire sur FRANCE CULTURE le 17 février 2014
A écouter également : Télé matin du 7 janvier